Le texte qui suit a été écrit lors de la sortie du dernier roman de Christophe Ono-dit-Biot, Birmane, à la fin de l’année 2007. Je me trouve en Birmanie alors que j’ai commencé le livre dans l’avion et que je vais rejoindre un de mes amis qui est aussi l’un des personnages du roman.
Où termine la fiction et où commence la réalité dans cet étrange voyage ?
La relique retapée d’une guerre oubliée est totalement décapotée. Elle file dans les rues de Rangoon, semblant survoler le bitume abîmé. Il fait frais. Froid même en cette nuit de décembre. Le pare-brise est abaissé sur le capot. Le vent nous fouette le visage. Étrange sensation de déjà-vu ; de déjà-lu plutôt.
J’observe le propriétaire de l’engin, accroché à cet immense volant, heureux de me faire partager son monde, son univers, sa vie. Derrière ses grosses lunettes de plastique aux verres pourpres, qui le fait ressembler à un skieur alpin, ses yeux fixent la route.
« Jeep Willys, 1949. Elle a fait la fameuse route de Birmanie. Mandalay-Lashio ».
Cette phrase, je l’avais lue dans l’avion quelques heures avant d’atterrir. Dans Birmane, le dernier roman de Christophe Ono-Dit-Biot. Je savais presque tout de ce livre, avant même qu’il ne soit publié. Je l’attendais.
Cette Jeep du roman, c’est celle dans laquelle je suis assis ce soir. Jaune sable. Superbe antiquité, haute sur pattes. Une vraie Jeep de roman.
La fiction que projetait ce matin l’encre noire des pages du livre sur l’écran vierge de mon cerveau se transformait en réalité, aussi dure que ce macadam déroulant sous mes yeux ébahis le charme envoûtant d’une ville que je savais fascinante. Les personnages du roman étaient passés de la réalité à la fiction sans le vouloir et moi, de la fiction, je pénétrais dans la réalité. À cent à l’heure dans les rues de Yangon !
Hervé est l’un de ces acteurs involontaires du livre. Tout comme Thanakha, sa fille. Elle porte le nom de ce produit naturel dont les Birmanes s’enduisent les joues.
« Pourquoi l’avoir appelé Thanakha ? », demande César, le personnage central de Birmane. « Parce qu’elle nous rend la vie plus belle », lui répond le papa.
La vie plus belle ! Quoi de plus beau en effet, que d’admirer « le gigantesque stupa couvert d’or de la pagode Schwedagon », depuis le nid d’aigle d’Hervé. Perché sur le toit de sa maison, dans ce cocon ouvert aux vents, la vue sur ce bijou est saisissante. « Un cadre hypnotisant pour une vie qui l’était tout autant ». « Je me sentais d’une légèreté inhabituelle, apaisé par la beauté de cet endroit où palpitait l’âme de la Birmanie ».
Je ne sais plus si ces réflexions qui parcourent mon esprit sont de César, ou si elles m’appartiennent. À moins que ces phrases lues précédemment me reviennent à cet instant précis comme pour décrire le sentiment qui m’envahit peu à peu.
Lire Birmane en Birmanie, c’est un peu comme assister au tournage d’un film alors même que celui-ci sort dans les salles. C’est remonter le temps et passer de l’autre côté du miroir sans tain. Devenir à son tour César ce héros mal dans sa peau, ce journaliste raté persuadé que Khun Sa, l’ancien seigneur de la drogue, qu’il découvre Moribond, intéresse encore une quelconque rédaction française.
« Khun Sa. Ils sont une poignée seulement à l’avoir interviewé », pense César. Ce secrétaire de rédaction d’un magazine féminin parisien, aurait rêvé appartenir à cet happy few. Être un de ceux qui ont suffisamment provoqué la chance pour réaliser leurs rêves. Khun Sa n’est qu’un prétexte. Un mauvais prétexte. Car la vie de ce jeune homme consiste à corriger les articles des autres, notamment de grands reporters tel Blanchart, « avec un t comme talent », dont il met les merveilleux récits en pages. Les grands reporters voyageurs peuvent se permettre de faire des fautes d’orthographe, eux. Pas le secrétaire de rédaction. Sa tâche est de les corriger. Ingrat métier d’homme invisible.
« Je suis chargé de relire les articles, d’en corriger les éventuelles coquilles, entendez les fautes d’orthographe et les erreurs de syntaxe faites par nos brillants journalistes. Il y en a tellement que ça m’arrive de réécrire entièrement le papier. On dit rewriter : c’est plus chic, mais ça n’apaise nullement ma frustration : j’ai dû réécrire une bonne centaine d’articles, sans en avoir jamais signé aucun. On me dit que je travaille bien quand mon travail ne se voit pas ; je suis invisible. Je n’existe pas », pense César.
César est transparent. Et il en a assez de cette insipide vie de gratte-papier. Il n’en peut plus de ne pas exister ; il doit tirer un trait sur sa vie par procuration. Et ce pays va le révéler. Il le sait ! C’est pour cela qu’il l’a choisi.
Car la Birmanie d’aujourd’hui ou le Cambodge d’hier et le Viêtnam d’avant-hier peuvent parfois agir comme des révélateurs. Telles ces images qui se forment sur le papier mouillé sous l’ampoule rouge dans la chambre noire, ces pays divulguent les âmes, décuplent les passions, accentuent les vices. César le sait. La Birmanie, c’est son cocon, celui dans lequel il pourra muer, devenir ce papillon qui, grâce à ses nouvelles ailes acquises dans la douleur, ira butiner les fleurs sucrées salées de la vie. La vraie. À l’image du héros de Houellebecq, qui se perd dans le sexe thaïlandais de Plateforme pour fuir la grisaille de sa vie parisienne, César a décidé de s’abandonner en Birmanie. Totalement, follement et sans retour.
« Vous avez la Thaïlande. Laissez-moi la Birmanie », pense César à l’adresse de ces routards occidentaux, qu’il croise au détour de Yangon. Khun Sa est son billet, croit-il, celui qui offre une place dans le train du changement. Son laissez-passer pour une autre vie, c’est ce vieillard sous perfusion.
Je ne suis pas vraiment César mais moi aussi j’ai connu Khun Sa. Dison par procuration. Je revois la photo, petit format, dans un mince cadre de bois. J’ai oublié le nom du photographe qui l’offrait alors à Alain, le correspondant local de Libération. Nous étions à Bangkok ; dans le pub enfumé de Wong, à deux pas du célèbre hôtel Malaysia, Soï Nam Dupli, pour fêtre son anniversaire. 1996. Sur la photo, Khun Sa souriait. Il avait passé son bras autour du cou d’Alain. Ils tenaient chacun une bouteille de bière à la main ; ils semblaient des amis de toujours. J’avais rêvé, moi aussi, à cet instant précis, d’aller rencontrer le seigneur de la drogue, alors à son apogée. Mais j’étais celui qui connaissait le journaliste qui avait rencontré Khun Sa. L’écouter narrer sa rencontre dans la nuit bangkokoise, ça me suffisait. Comme cela me suffira, quelques années plus tard, d’interviewer, toujours en compagnie d’Alain, l’homme qui avait vu Pol Pot. Cette fois, c’est moi qui l’avait pris photo. On se contente de pas grand-chose, parfois, quand on vit l’exotisme au quotidien.
Mais pas César.
Je chasse mes souvenirs, tente d’oublier Birmane pour respirer la Birmanie. Hervé roule vite. J’espère qu’il a de bons freins sur sa Jeep. On n’est plus dans le roman. Heureusement, à cette heure avancée de la nuit, les immenses avenues de Yangon sont presque désertes. Je me concentre sur les hauts murs qui bordent la route, d’où émergent de superbes maisons sombres. Yangon est une ville sublime. Propre, entourée de lacs et bordée d’arbres immenses. Partout des fleurs, des bougainvilliers. Mon esprit vagabonde à nouveau. Je ne peux arracher mes pensées de ce livre qui m’obsède.
Je pense à Christophe, l’auteur de Birmane, ancien grand reporter au journal le Point. Un ami de mon ami, le chauffeur de cette Jeep qui file comme un bolide. Toujours la vie par procuration…
Je n’ai pas encore terminé Birmane. Hervé connaît la fin. Normal, il est un des personnages du livre.
« On arrive, me dit-il. Regarde sur ta gauche ».
La Jeep ralentit au niveau d’un barrage devant lequel se tiennent trois militaires en armes. Son conducteur se penche à mon oreille et crie tout en pointant un index vers les hommes en kaki : « Plus bas, c’est la maison de la Dame de Rangoon ».
Ça aussi je le sais. Je l’ai lu, également.
« Juste en sortant, à droite. University Road. Mais tu ne peux pas y aller. La route est bloquée par les militaros »…
Je savais aussi qu’un peu plus loin trône l’ambassade des Etats-Unis. Et que nous allions déboucher sur les berges d’un lac.
« J’ai regardé le ciel. Les étoiles répondaient à une autre, inscrite sur le fronton du BME ». Cette discothèque, au sous-sol d’un hôtel où se mêlent jet-set locale, des expatriés, et une nuée de jeunes Birmanes, se trouve à deux pas de la résidence d’Aung San Suu Kyi.
César était assis à ma place, dans cette Jeep, aux côtés de ce géant aux yeux brillant de bonheur derrière ses lunettes de ski.
La discothèque m’est familière. Je regarde les serveurs. Aucun n’a l’air de Bruce Lee, pourtant. Je cherche Khun Lin, le fils de Khun Sa. César le décrit comme ressemblant à l’Amant du film de Jean Jacques Annaud. Derrière la piste de danse se trouvent quelques Birmans, mais pas de Khun Lin en vue. Hervé sourit.
– « Birmane, c’est un roman, tu sais. Alors forcément, tous les personnages sont fictifs. Enfin, quelques-uns du moins. Mais l’histoire est top, non ? », me lance-t-il.
– « C’est le genre de roman que tu regrettes de ne pas avoir écrit quand tu es écrivain et que tu sais que ne tu pourras jamais plus écrire car il vient de l’être », lui dis-je.
Birmane marque au fer rouge une époque qui semble figée mais qui ne l’est pas. Le roman est vif et percutant tout comme le pays dans lequel il se déroule. Ces expats’ de Birmanie ne sont pas comme ceux de Bangkok, de Saïgon ou de Phnom Penh. Tout y est plus fort, plus pur. Plus violent aussi. Rien n’y est jamais en demi-teinte. Tout se contredit : la grâce infinie des Birmanes et la violence du régime. La richesse du pays et la pauvreté de ses habitants.
« Ici, si tu n’as pas un attrait réellement sincère pour la beauté du pays, la façon dont les gens vivent… Si tu n’es pas vraiment –comment dire ça?– mortifié par l’injustice politique qui sévit, tu finis par te prendre au jeu. La dictature, quand t’es occidental […], tu ne la vois pas, tu l’oublies, tu prends ce qui t’est offert. Le cul exotique, la peau couleur d’ivoire et la fleur de jasmin qui va avec. »
F.A.
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