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L’opposition vidée de sa substance par une « ONG-isation de la résistance » ?



Dès son ouverture au monde le Cambodge a été inondé de charité pas toujours très chrétienne. Peut être parce qu'ils se sentaient doublement redevables, de nombreux pays occidentaux ont multiplié les aides que ce soit bilatérales ou par le biais d'organisations humanitaires. En effet, après avoir abandonné le pays aux mains des Khmers rouges entre 1975 et 1979, la bien nommée "communauté occidentale" a choisi, pour des raisons de géostratégie Est-Ouest, de soutenir les forces fidèles à Pol Pot entre 1979 et 1989. Peu de gens veulent s'en souvenir mais, dès la libération du royaume par l'armée vietnamienne en janvier 1979, les Khmers rouges se sont retrouvés à siéger à l'ONU et sont devenus des victimes de l'horrible agression que ce gentil régime avait dû subir de la part des méchants vietnamiens. Un ange passe, des lances roquettes made in USA sous les ailes... Mais là n'est pas le sujet. Ainsi donc, pour cette raison et pour d'autres, le Cambodge des années 1990 est devenu une foire d'âmes charitables, chacun arrivant avec ses valises de bonnes intentions et surtout de billets verts. Et tout ce petit monde s'est mis à aider dans tous les sens et surtout dans n'importe quels sens.

Or, financer des routes nationales, des ponts, construire et faire fonctionner des hôpitaux, rénover des bâtiments publics, former des médecins, des professeurs, etc, sont des prérogatives régaliennes par excellence. Elles incombent ainsi normalement au pouvoir public élu par le peuple.

Or, devant le déficit de l’action d’Etat, devant l’abandon de la « chose publique » cambodgienne pour nombre de raisons conjoncturelles, les humanitaires se sont mis à œuvrer dans tous ces secteurs nécessaires à la remise du royaume « sur la voie du développement ».

Noble tâche, difficilement critiquable en apparence, car ces organismes « font le bien », sauvent des vies, soutiennent diverses communautés. Ainsi, les bailleurs de fonds étrangers, à travers d’innombrables programmes de développement durables (apprendre à pêcher plutôt que de donner un poisson, etc.), ont pris l’habitude de se substituer à l’Etat. Et tout s’est passé sans que personne ne s’en rende vraiment compte.

La chose est même devenue banale, nécessaire nous a-t-on toujours dit. Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières (MSF), avance même dans son ouvrage La fracture coloniale, que cette « ingérence humanitaire » découle de l’esprit de la « mission civilisatrice » qui a « survécu à la disparition de l’impérialisme colonial ».

Or, le remède aurait, d’après certains intellectuels (minoritaires il va de soi), des effets secondaires qui ont pu, sur le long terme, être pire que le mal. Car cette perfusion internationale coulant dans les veines du pays pauvre, aurait contribué à anesthésier le peuple, jusqu’à lui enlever toute velléité de combat politique. Cette « ONG-isation de la résistance », comme le définit l’écrivain Arundhati Roy (1) est une maladie honteuse. Personne ou presque n’ose l’évoquer. Car elle revient à remettre en cause tout un équilibre interventionniste qui régit les rapports nord-sud sur lesquels la communauté internationale (toujours elle) est consensuelle. L’écrivain David Sogge (2), estime que « l’aide internationale n’est pas réformable et qu’elle devrait être supprimée, sauf en cas d’urgence ». Le chercheur incarne un courant très étouffé par la « bien pensance » et détesté sinon muselé par le politiquement correct, ou le politiquement tout court. Tout ce qu'il faut pour s'y intéresser !


Ainsi, « l’Etat abandonnant son rôle traditionnel, les ONG ont commencé à travailler dans ces domaines, c’est à dire non plus seulement dans l’urgence des guerres, des épidémies et des camps de réfugiés, mais dans le développement durable (notion somme toute très moderne dans l'humanitaire). La plupart des ONG sont financées et patronnées par les agences d’aide au développement, qui sont à leur tour financées par les gouvernements occidentaux, la Banque mondiale, les Nations unies et quelques entreprises multinationales (qui a dit Bill Gates et sa fondation ?).

Les ONG donnent l’impression de remplir le vide laissé par un Etat en retraite. Leur contribution réelle est de désamorcer la colère et de distribuer au compte-goutte, sous forme d’aide ou de bénévolat, ce à quoi les gens devraient normalement, légitimement, avoir droit », estime Arundhati Roy, qui accuse ainsi les ONG d’ « altérer la conscience publique ». « Elles transforment les gens en victimes dépendantes et émoussent les angles de la résistance politique. Elles forment une sorte d’amortisseur entre l’Etat et ses sujets, un tampon. Elles sont devenues les arbitres, les interprètes, les entremetteurs ».

Lorsqu’une route, une école, un hôpital, financé à cent pour cent par un programme émanant d’une agence quelconque, est inaugurée, le bailleur de fonds se tient en retrait, derrière l’homme d’état. C’est ce dernier qui coupe le ruban devant les caméras des télévisions. C’est lui qui fait le discours. Le pays est souverain. La substitution a ses limites, en façade. La sauvegarde des apparences est primordiale. En fin de compte, pour l’usager, pour le conducteur, pour l’élève et sa famille, pour le malade, l’important est que la route, l’école ou l’hôpital soit créé. Qu’importe d’où vient l’initiative.

« Les O.N.G. manient des budgets leur permettant d’employer des personnels locaux, qui auraient autrement été des militants dans les mouvements de résistance, mais qui désormais peuvent sentir qu’ils font le bien de manière immédiate et créative (et tout cela, en gagnant leur vie). La réelle résistance politique n’offre pas ce genre de raccourcis », conclu Arundhati Roy. D'autant que ce sont toujours les meilleurs qui préfèrent travailler dans les organisations humanitaires car les salaires y sont bien supérieurs !

Ainsi, l’opposition politique ne peut plus se développer. Les organismes humanitaires, en embauchant une jeunesse engagée, une jeunesse désireuse d’œuvrer pour un changement et en lui donnant, avec un salaire respectable, les moyens de participer à ce changement, volent aux partis d’oppositions ses éventuels cadres de talents et sa base militante. En se substituant à l’Etat et en créant à sa place ce qui incombe aux services de l’Etat tout en présentant ces réalisations comme des œuvres étatiques, l’humanitaire vide l’opposition d’une grande partie de ses motifs de complaintes.

David Sogge va même plus loin : « L’un des héritages de l’aide est un vaste déficit démocratique qui entretient au pouvoir des technocrates, des classes politiques et des institutions, pour lesquels l’appât du gain est une bonne chose et pour qui la politique est l’art d’empêcher les citoyens de se mêler des affaires qui les concernent ».

Qu'aurait été la révolution française si, en 1789, plus de 4000 organisations humanitaires de pays riches avait eu la bonne idée de distribuer des brioches à tous ceux qui, sous les fenêtres du roi, réclamaient du pain ?!


(1) Auteur de Dieu des petits riens. Gallimard. 1998

(2) « Une nécessaire réforme de l’aide internationale ». Le Monde diplomatique de septembre 2004.

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