« You want lady for tonight ? ». Je contemple le chauffeur de tuk tuk. Sourire carié, lèvres charnues, yeux rieurs, fossettes saillantes, casquette crasseuse. Il a une bonne bouille de démerdard ; une de ces têtes de ceux qui ont eu très tôt la rue comme nourrice et le trottoir comme banc d’école.
Le gars est maigre comme du papier à cigarettes, mais ses avants bras sont musclés. Ses yeux me fixent avec espoir. Il attend ma réponse. « Lady boum boum. I know very good. Cheap ». Je ne réponds pas, lui donne une tape sur l’épaule, lui fais signe de poursuivre. « Ok maybe later », lance-t-il dans un dernier soupir. Il se retourne et reprend son guidon. Sa chemise est déchirée tellement elle est élimée sur ses épaules.
Le bonhomme me trimballe depuis ce matin dans ce Phnom Penh qui m’hallucine. Je cherche mes repères. Les routes sont bitumées désormais et encombrées de luxueux véhicules. Des milliers de Land Cruisers et Lexus, des dizaines d’horribles Hummers, une Porsche Cayenne, une Mercédes coupée 550L. Au hasard, entre autres. Le dollar a trouvé sa niche. Il se reproduit, fait des petits et des envieux. Le fric s’affiche en sièges en cuir par 40° à l’ombre. La vanité a toujours eu mauvais goût.
Le soleil se couche. La chaleur se dissipe. L’averse vient de détremper le sol. La moiteur me plonge dans une torpeur languissante, les souvenirs m’assaillent. Je lui demande juste de continuer à rouler. Rouler au hasard des rues, ruelles et avenues de cette ville encore plus bruyante, mais toujours si envoûtante.
On se croit nostalgique des lieux, mais c’est du temps passé qu’on se languit. Non point des lieux, mais des époques. Treize ans plus tôt, j’avais treize ans de moins. Jeune journaliste, trop vieux pour avoir vécu la guerre du Viêtnam et l’Oncle Ho, il me restait la guérilla du Cambodge et le vieux Pol. Les hélicos Hueys, cadeaux des ricains, survolaient toujours les rizières et on se battait encore à la Kalach’. Chanvre indien et Whiskey soda. Soirées folles dans les vapeurs et les brumes des bas-fonds humides de Phnom Penh où tout était à vendre. Pour une heure ou pour la vie. Le tuk tuk traverse Norodom. Je reconnais le lycée sur la droite, ancienne bâtisse aux murs où s’alignent d’innombrables fenêtres aux volets à persiennes. Il n’a pas changé. Il a juste un peu vieilli, lui aussi, façade décrépie. Sur ma gauche, j’ai un choc. Deux immenses immeubles remplacent l’ancienne maison coloniale qui jouxtait le bureau de l’Agence France Presse, rasé également. Monsieur Song aussi a disparu ; le secrétaire jovial du bureau fumait trop. Il le savait. Il en riait. Je le revois, dans son fauteuil du rez-de-chaussée. Lorsque Matthew, le correspondant de l’agence, était là, il me faisait un signe de la tête en direction de l’escalier. J’aimais bien ce petit bonhomme. Combien d’heures ais je passé à refaire le monde en sa compagnie, à fumer ses cigarettes Ara paquets souples ? Et pourtant, si je n’étais pas repassé dans cette rue, je l’aurais sans doute oublié. Tout comme ces centaines de personnes qui peuplaient mon univers de jadis et je me force à revoir dans mon esprit. Le photographe Al Rockoff, personnage bien réel du film la Déchirure assis sur les fauteuils du FCCC ; Zizia Iké, écrivain aventurier, colt à la ceinture, bible sous le bras devant la maison en bois qu’il avait loué non loin du monument de l’Indépendance ; Hélène, la fille de François Bizot dans les soirées branchées ; et tant d’autres inconnus ici et là.
La rue débouche sur ce mur jaune, celui du Palais royal. Le tuk tuk prend à gauche. Je passe devant des minuscules venelles qui s’échappent de là. Je sais où elles mènent. Toutes. Je revois les entrées de ces maisons. Frank, le photographe fou et ses chats. Bopha, petite Cambodgienne de Belgique, où es-tu désormais ? Te souviens-tu de cette nuit sur cette terrasse dont j’aperçois encore les barreaux ? C’était quand déjà ? Fin 95, 1996 ? Non, un plus tard. Un peu avant le coup d’État de 1997. Oui, c’est bien ça. Dix ans déjà. Déjà.
Rue 178. L’école des beaux-arts. Rien n’a changé. Ses murs rouge sang, son toit de tuiles ocre, son parapet de pierre. La rue des peintres avec leurs toiles accrochées sur les façades de leurs boutiques. Mêmes tableaux à l’huile, identiques couchés de soleils sur un Angkor Wat dessiné au cordeau. Le musée national, son jardin. Et plus loin, je le sais, le FCCC. Le fleuve est encombré. Nous redescendons vers le sud, longeons le Palais. L’hôtel Renakse, collé au ministère de la Justice. La rue 240 est splendide. Restaurants et boutiques s’enchaînent désormais dans ces compartiments coloniaux. Le rond-point du monument de l’Indépendance. Le feu rouge sur le boulevard Sihanouk. Le restaurant chinois où traînait le général jambe de bois et son chauffeur à la voix de castra a disparu. Ce général trafiquant de Ganja, qu’est-il devenu ?
Au feu rouge, je m’approche de Vuthy, c’est le prénom du chauffeur de tuk tuk et lui demande : « Tu as vu la Mercédes à côté ? ». Il me répond par un crachat. La glaire blanchâtre termine sa course au pied de la roue du coupé. Son chauffeur n’a rien vu. Lunettes noires, gants de cuirs, casquette Polo. Sièges en cuir.
« Les riches méprisent les pauvres. Ils nous écrasent, nous maltraitent. Phnom Penh c’est le diable », me lance-t-il en parfait anglais.
Vuthy n’a pourtant pas fait d’études. Cet anglais, il l’a appris dans le dictionnaire puis au contact des touristes. « J’avais 16 ans en 1991. L’Untac. De l’argent, partout. Je ne parlais pas l’anglais, mais ceux qui avaient cette chance ont fait fortune. Je m’y suis mis, tout seul, le soir. Je travaillais sur le fleuve, au chargement et déchargement des bateaux. J’ai acheté un dictionnaire et j’ai tout appris par cœur. Mais lorsque j’ai pu parler correctement, l’Untac était parti », explique-t-il. Puis il reprend le sens des affaires : « Sir, you know Martini ? You want go ? »
Le Martini, ce vaste bordel à ciel ouvert était à l’époque une sorte de supermarché du sexe garni d’innombrables taxi-girls (car elles se faisaient payer à la course), jeunes prostituées locales ou viêtnamiennes. C’était aussi un restaurant, un cinéma, une discothèque, et parfois même une agence matrimoniale. C’est toujours tout cela. Il a seulement déménagé et s’est installé non loin du musée du génocide, l’ancienne prison khmère rouge, S21. Mais il y a autant de monde. Kri, le militaire chargé de la sécurité, est toujours là. Il porte toujours son pistolet K57 à la ceinture. Je me demande bien pourquoi. C’est le fournisseur officiel des lieux en Ganja. Il fait le gros le jour et le détail la nuit. Un dollar la cigarette à l’herbe qui rend joyeux. Pour ce prix, il y a dix ans, il en donnait 5. « Tout augmente », me dit-il en riant. « Sauf le prix des filles », ajoute-t-il avec un sourire complice.
Dans les années 1990, le Tout-Phnom Penh se rencontrait au Martini à une heure avancée qui effaçait alors rangs et positions sociales. Piste de danse à l’intérieur aux murs recouverts de papier kraft inflammable, écran géant dans la cour de plein air diffusant les derniers films hollywoodiens, petites échoppes tout autour servant de la nourriture, le Martini donnait l’illusion d’un endroit fréquentable.
Au Martini, aujourd’hui ou quinze ans auparavant, la misère a toujours vingt ans…
La seule différence est de taille : aujourd’hui on sert des Pizzas et des plats mexicains. Avant, il y avait des crabes de Kampot et des crevettes de Sihanoukville.
Vuthy m’attend dehors assoupi dans son tuk tuk. Il est tard. Il s’étonne de me voir sortir seul. « You no like lady ? » s’empresse-t-il de me demander.
« Like small small ». Je lui réponds. La rue n’est pas éclairée, le bitume est défoncé. La meute des motos taxis se jette sur les clients qui sortent au bras de leur promise pour la nuit. Je ne sais plus à quelle époque je suis. Tout cela me semble si familier. Rien n’a donc vraiment changé dans cette douce nuit. Je sens une pression sur mon mollet. Le garçon difforme, aux bras et aux jambes atrophiés, à qui je n’ai jamais pu donner d’âge, sorte d’araignée humaine à la Pétrucciani, recroquevillé sur lui-même, affiche un large sourire. Il me tire la toile du Jean’s et me dit qu’il me reconnaît et qu’il ne m’a pas vu depuis longtemps. Au moins, il est physionomiste.
Décidément, plus ça change, et plus tout cela reste pareil…
F.A.
Avertissement : cette chronique a été publiée dans le magazine Le Gavroche en décembre 2007. Ce n’est pas un reportage, mais une nouvelle… Toute similitude avec des personnages ou des lieux existants, etc., etc.
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