En Occident, un malade est quelqu’un qui a « attrapé » quelque chose. Au Cambodge, c’est tout l’inverse : la maladie provient de ce que nous avons perdu une partie de nos dix-neuf âmes… qu’il faut rapidement s’en aller quérir !
Ce ne sont pas à proprement parler des « âmes » ; il s’agit davantage de « souffle vital » ou « d’esprits vitaux », même si aucune traduction ne correspond exactement à ce que les Khmers appellent les Pralung. De la même manière, nul ne sait pourquoi chaque entité vivante, qu’elle soit animale ou végétale, comprend dix-neuf Pralung. Pas une de plus ; pas une de moins ! Ces « âmes » existent aussi dans les maisons ou dans certains objets. Mais, là, c’est qu’elles y ont été incorporées au cours de cérémonies organisées à cet effet.
Il ne s’agit pas d’un concept désuet seulement connu d’une poignée de vieux bonzes dans d’obscurs monastères. La plupart des Khmers connaissent depuis leur enfance cette composition de leur être. Tout comme ils sont capables de compter jusqu’à dix-neuf sur une seule main, en utilisant leurs quatorze phalanges et le bout de leurs cinq doigts ! Sous le vernis de la mondialisation, derrière une urbanisation galopante et un visage de modernisme, le Cambodge reste foncièrement ancré dans ses traditions millénaires. Et même s’ils roulent avec des voitures dont le prix équivaut à une cagnotte du loto, les Cambodgiens courent à la pagode lorsqu’ils sentent que l’équilibre est rompu en eux. Car les Pralung, en quittant le corps, créent un état de fébrilité particulier à mi-chemin entre le bien-être et la maladie. Mais ce n’est qu’en consultant un Kru que le verdict sera confirmé.
Lorsque les dix-neuf entités quittent le corps en même temps, il n’y a aucun remède et c’est la mort assurée. Généralement et fort heureusement, ce ne sont qu’une poignée qui s’en vont. On dit qu’elles ont alors été attirées par des génies malfaisants, habitant la forêt. Beaucoup de choses mauvaises traînent dans les forêts du Cambodge ; il faut le savoir et éviter de s’y perdre ! Mais c’est un autre sujet…
Ces mauvais génies donc, trompent les Pralung en leur faisant croire qu’elles seront mieux dans la forêt que dans leur enveloppe charnelle ; ce qui est bien entendu totalement faux. Il existe même des entités spirituelles perverses narcissiques !
Le concept du Pralung est tellement ancré dans la culture khmère que le mot se retrouve employé très fréquemment dans le quotidien. Lorsqu’une personne s’évanouit, on dit qu’elle a momentanément perdu ses Pralung. De même, si vous voulez félicitez la maman d’un enfant aux joues roses et plein de vie, vous lui direz que son rejeton a des Pralung, ce qui signifie qu’il est en pleine santé. Les Occidentaux font souvent le rêve de tomber dans un puits sans fin. Les Khmers eux, rêvent que ses « esprits » le quittent. La sensation doit être à peu près la même : et s’il s’agissait de deux interprétations d’un même phénomène ?
Quoi qu’il en soit, une fois le verdict tombé, il est temps d’organiser une cérémonie bouddhiste.
Pour Patrick Kersalé, guérisseur et musicologue, « selon la croyance khmère, l’individu fait partie d’un Tout cosmique composé du monde vivant (humains, animaux, végétaux, minéraux), de divinités (bouddhiques, brahmaniques, mixtes), d’entités spirituelles de diverses natures (animistes : bienfaisantes, maléfiques, ambiguës) et d’objets vivants (statues et objets investis de Pralung insufflés au cours de cérémonies spécifiques). Tous sont interdépendants. Si la vitalité de l’un d’entre eux vacille, le Tout s’en trouve affecté ». Et de poursuivre, « selon la croyance, l’éloignement des Pralung a lieu à des moments clés de la vie d’un individu. En Occident, nous employons de nombreux mots pour caractériser des maladies mentales. Au Cambodge, les Khmers n’en connaissent qu’un : Chhkuot, qui signifie “possédé par les démons”… »
Ainsi, pour faire revenir ces Pralung manquants, il faut bien évidemment organiser une cérémonie à la pagode ; une cérémonie bien particulière qui ne se fait pas dans n’importe où ! Ce rituel s’appelle en khmer le Hau Pralung, le « rappel des âmes ».
Le rituel est particulier, certes, « mais il repose sur des ingrédients matériels et immatériels endogènes communs à la plupart des cérémonies du bouddhisme Theravada », comme le rappelle Patrick Kersalé : « (offrandes, cantillation de textes bouddhistes sacrés, bénédictions avec de l’eau lustrale…). Il repose également sur des éléments exogènes propres à ce rituel (récitation du texte du rappel des Pralung, confection de figurines en pâte de riz, d’une échelle pour appeler les Pralung, divination, etc.). La mixité des langues, des vocabulaires et des prononciations est également un élément de syncrétisme important ». La magie baigne tout ce rituel dont l’entité principale est bien évidemment le Bouddha « auquel tous les protagonistes sont reliés par un fil de coton ».
Le rituel consiste à faire mourir symboliquement le patient dans son ancienne vie pour le faire renaître dans une nouvelle existence. Cette mort symbolique se retrouve dans de nombreux rites initiatiques de par le monde et est le passage obligé pour, sinon une purification, du moins un nouveau départ. Mais nous entrons là dans le domaine du symbolisme et de l’ésotérique. Les Khmers sont, au fond d’eux-mêmes, des êtres naturellement ouverts à ces concepts. Alors que, d’une manière générale, les Occidentaux y sont totalement hermétiques. Peut-être parce que, justement, ces derniers n’ont jamais cherché à faire revenir la totalité de leurs dix-neuf âmes.
Mais ça, c’est encore une autre histoire… A bientôt,
Frédéric Amat
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