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fredericamat

Les pirates de la mer de Siam

Toute cette eau qui tombe du ciel me rappelle une autre histoire d’eau, mais de mer, cette fois. Cette histoire est, comme toutes celles que je vous raconte, totalement véridique. Ainsi allait la vie dans un Cambodge aujourd’hui révolu, où la réalité dépassait bien souvent la fiction…

Le vent souffle en rafale sans discontinuer depuis plus d’une semaine. Le ciel n’est qu’épais nuages de moussons, lourds et noirs. Ils déversent sur la jonque des averses furieuses, tantôt furibondes, tantôt piquantes comme des épines. Le Golfe de Siam, tout entier, est démonté. La mer mugit et secoue la frêle Song Saigon de tous côtés, précipitant sur ses flancs des vagues énormes, lentes et baveuses, qui s’abattent avec des détonations d’artillerie lourde un jour d’offensive.

L’étendue moirée n’est que mouvement. Tout bouge, tangue et roule. Le pont, et surtout le mat de misaine, grincent, craquent et semblent se fissurer par endroits. Les vagues n’en finissent pas de se succéder qui frappent les flancs du bateau avec une force inouïe. La houle est permanente, harassante, épuisante. Nulle part où accrocher son regard ; nulle attache pour fixer son esprit : tout n’est que bruit assourdissant et mouvement perpétuel.

La mer est une montagne liquide. La houle qui part est suivie d’une nouvelle qui arrive. Sur les crêtes de ces monstres d’eau, bouillonne l’écume blanche, seul reflet où poser pour un temps son regard fiévreux sous la lune. L’ouragan s’engouffre dans l’immense voile rouge enroulée sur elle-même, fait furieusement claquer les haubans, siffle et gémit sans relâche. Le mouvement rend malade à mourir et le hurlement incessant du vent fait devenir fou.

En plein milieu de nulle part, à plusieurs miles nautiques des côtes cambodgiennes en ce mois de juillet 1996, l’équipage de la Song Saigon, composée en majorité d’Occidentaux, est éclectique. Deux scaphandriers français, quelques plongeurs indonésiens, un vieux capitaine usé, un cuisinier, un avocat d’affaires, un ingénieur en sonar, un journaliste peu téméraire, deux militaires khmers armés de M16 et le commandant de l’expédition, le Britannique Mike Hatcher. Le journaliste et l’avocat, embarqués malgré eux dans cette galère, pensaient vivre une croisière « à la Cousteau ». « Vous verrez les dauphins », leur avait-on dit. Et puis, c’était le seul moyen pour s’entretenir de longues heures avec l’un des plus grands aventuriers du vingt-et-unième siècle. Or, Hatcher est débordé et les deux marins d’eau douce sont trop malades pour tenir un stylo ou rédiger un contrat.

Par période de 14 jours, depuis plusieurs mois déjà, Michael Hatcher, cet Indiana Jones des océans, ce milliardaire chasseur de trésor renommé, quadrille la zone du récif du Condor. Le rocher mythique se situe au large de Sihanoukville, affleurant sur une ancienne route maritime qu’empruntaient les jonques chinoises pour rejoindre les mers du Sud. Là, des dizaines de navires ont péri corps et biens. Michael Hatcher et son équipe recherchent un bateau bien particulier ; une embarcation qui fût jadis la propriété des frères Ralph Lampton, sombrée sur le récif du Condor une nuit de l’année 1675. À son bord, plusieurs hommes d’équipages, mais surtout une cargaison de porcelaine Ming estimée à plus de cent milles pièces, et des lingots de plomb, d’étain, des barres de cuivre, et du mercure.

Il est quatre heures du matin. La houle est devenue plus forte depuis une heure. Tout l’équipage est sur le pont, même ceux qui n’ont rien à y faire. À mourir, autant mourir à l’air libre !

Chacun tente dans ce tournis sans fin d’obéir aux ordres d’un capitaine débordé et surtout de ne pas être projeté à la mer par une déferlante. Soudain, le mât hurle, se tord puis se déchire en biais, de bas en haut. Dans un fracas énorme l’énorme rondin de teck vient de s’affaler sur le côté. Il pend comme une branche d’arbre, retenu par les cordages entremêlés. Les hommes de pont connaissent leur affaire. Rapidement, malgré les énormes vagues qui les submergent, ils finissent d’abattre le mât, le dépouillent de ses gréements, entassent la voilure, et attachent le long et lourd pilonne désormais inutile sur le côté de la jonque.

La tempête redouble alors d’intensité et le ciel se zèbre d’éclairs. L’orage n’en finit pas. Soudain, des détonations répondent aux coups de tonnerre et des balles traçantes filent sur le noir cotonneux du ciel. Le lieutenant Sarim, l’un des deux militaires chargés de la sécurité de l’expédition, épuisé de mal de mer, décide de massacrer à coups de M16 les esprits du ciel, avant de couper les cordages des embarcations de survie. Le croyant fou, Mike, un des plongeurs indonésiens, se précipite sur lui, le désarme et le ligote dans la cuisine.

Les balles ont du atteindre leur cible, car c’est cet instant précis que la mer choisit pour se calmer et le ciel pour se dégager, laissant place à une lune aussi ronde que calme. La jonque, en piteux états, rentrera au port. Quelques jours plus tard, l’équipage, cette fois-ci sans l’avocat et le journaliste, reprendra la mer. La Song Saigon et sa bande d’aventuriers connaîtront d’autres péripéties comme, entre autre, une attaque de pirates.

Etalées sur un an, les fouilles ont été stoppées nettes par le coup de force de juillet 1997. Hormis quelques lingots d’étain et des fragments de porcelaines, rien ne remontera jamais officiellement à la surface. Les plongeurs auraient repéré d’autres épaves anciennes et certaines, plus récentes, notamment des navires de boat people échoués sur le récif du Condor dans les années 1980. Michael Hatcher a quitté le Cambodge pour ne plus jamais y revenir.

Quant à Sarim, le lieutenant qui parvint à tuer, un soir de juillet 1996, les mauvais esprits de la tempête dans le ciel cambodgien, personne ne l’a jamais plus revu…

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