« Nous avons tous rencontré le colonial jovial qui nous dit narguer la fièvre, escamoter la lèpre et sourire à la peste. Il faut de ces types convaincus et tartarins. » Ainsi, Louis Cros en 1930 dans son livre « L’Indochine française pour tous », traitait-il de ces colons téméraires installés dans les pires recoins de l’Empire.
Quatre-vingt-dix ans plus tard les colons se sont éteints ; l’Empire a disparu. Mais, chassez le naturel et il revient au galop, le colon est devenu l’expatrié !
N’en déplaise à Pierre Loti qui, en 1912, estimait bien candidement : « Bientôt on ne verra plus guère dans cette région errer ces hommes de race blanche qui convoitent si follement de régir l’immémoriale Asie et d’y déranger toutes choses » ; un siècle plus tard donc, il est encore des expats’ jovials, bravant fièvres et palu et souriant à la tuberculose ; la peste étant malheureusement un fléau obsolète. Quand au Covid, faisons une pause...
Œuvrant généralement dans l’humanitaire, ce sont eux qui sauvent l’image décadente de l’homo humanitarus accroché à son Land Cruiser climatisé comme une moule poilue sur une rocher humide. Ce Barang du bout du monde est un personnage que l’on croise parfois, mais trop rarement, dans un bistrot d’une « grande » ville comme Siem Reap. C’est uniquement lorsqu’il est parvenu à économiser assez de riels (il ne touche pas son salaire en dollar) pour parcourir à l’arrière d’un moto-brousse les 10 heures qui séparent sa cahute de la civilisation.
Ainsi, Il ou Elle est forcément un(e) célibataire endurci(e) qui a mis le sexe entre parenthèses pour mieux se consacrer aux affamés, aux pauvres, aux orphelins, aux sidéens et, plus généralement, à toute la misère disponible sur la planète, sans distinction. Pas forcément idéaliste, très souvent diplômé universitaire, toujours bien dans ses tongues et dans son krama, même sous un soleil de plomb, l'expatrié du bout du monde sait qu’il ne le sauvera plus, ce monde-ci, mais il désire apporter avec conviction sa goutte de sueur dans cet océan de catastrophe. Vivre dans les régions inhospitalières, sur des champs minés et impaludés, n’était pas forcément ce à quoi il pensait en débarquant à Pochentong. Mais il s’y fait, où presque. Cet expat’ habite comme son ancêtre le Gaulois dans sa hutte en bois, sans eau courante ni électricité, toujours très loin des lumières du progrès. Il mène une existence d’ascète. Le haut débit est un doux rêve qu’il caresse parfois en regardant la lune briller à travers les interstices des feuilles de chaumes au-dessus de sa moustiquaire, tout comme une Pizza ou un steak-frites.
« J’ai chopé une dengue, un palu et une infection intestinale carabinée. Le tout en même temps. Je vais te dire, le plus dur, ce n’est pas d’être seul, de parler toujours en Khmer, de ne pas avoir de ventilateur ni de télévision, encore moins d’internet et de s’éclairer à la lampe à pétrole, de ne jamais voir un autre Barang et de n’avoir aucun loisirs ou encore de choper des maladies bizarres tous les deux jours. Non, le plus dur c’est de manger à 5 heures du soir une soupe sans goût ou un bol de riz agrémenté de prahoc. Les œufs couvés, aussi, je peux plus. Et le pire, c’est de pas pouvoir boire une bière bien fraîche sans qu’elle soit forcément remplie de glaçons aux amibes », confiait un jour un de ces expats’ de retour provisoire à la civilisation.
Ce Barang du bout du monde adore son métier qui consiste à transformer en réalité les projets de papier élaborés par une autre catégorie de Barang qui ne connaît du Cambodge que ses hôtels de luxe face à la plage de Long Beach ou non loin des temples d’Angkor. Cet expat’ doit s’opposer sans relâche au laxisme des autorités locales, à la cupidité notoire de policiers, au poids implacable des intempéries, à la trompe des nuées de moustiques, à la récurrence des fièvres et à la passivité irritante d’un peuple qui a vécu trente années de guerre. Si cet être a presque totalement disparu au Cambodge en 2020, qui, pourtant mieux que lui, peut parler du royaume et de ses habitants ? La manière dont il décrit une tranche de vie traditionnelle, dont il évoque le mélange de beauté et de dureté qui émanent de la rizière, font de cet expatrié du bout du monde un narrateur fascinant ; le dernier spectateur d’un monde qui l’est tout autant.
Un tel personnage méritait bien un hommage.
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