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fredericamat

Carton rouge sur le safran


Le texte qui suit est le chapitre 1 d’un projet de roman qui devait faire suite à Un Crapaud dans le Mékong, mon premier livre publié en 2001 et réédité en 2005. Le titre provisoire était : Carton rouge sur le safran.

Des tâches rouge sang souillent la toge safran. Le bonze semble une poupée Barbie abandonnée par une chipie. Il a une jambe repliée sous les fesses, un bras le long du visage; ses yeux sont ouverts et sur son regard fixe reste imprimé l’effroi. Le devant de son crane est parfaitement lisse. Seul un trou noirci marque son front sans rides aux sourcils rasés, mais la calotte arrière n’est plus. Elle s’en est allée faire le bonheur des crabes, bestioles grouillantes des lieux qui ont déjà pas mal amoché les extrémités du bonhomme. Des morceaux de cervelle s’accrochent encore sur les fines tiges, longues touffes vertes aux reflets métallisés. Autour de ce qui reste du disciple de Bouddha, l’eau se teinte d’une couleur pourpre. Le paysage qui entoure le méditatif gisant en quête de réincarnation est ponctué de palmiers à sucre, longs et droits, dressant leur tignasses ébouriffées dans l’azur délavé du soleil de midi. La rizière tout entière s’anime d’une indescriptible ondulation sous l’effet de la légère brise dont chaque frémissement offre un délicat nuancier de vert. La nouvelle a couru rapidement dans les villages alentours. Bientôt on compte autant de palmiers que d’individus dispersés parmi les pousses de riz fraîchement repiquées. Quelques buffles au loin guidés par des fillettes se dirigent vers l’animation du jour. Puis des Paysans au krama noué autour des hanches, des jeunes filles en sarong multicolores et des nuées d’enfants nus accourent en sautant d’une digue à l’autre tandis que les plus vieux marchent lentement d’un air grave. Chacun veut voir. Au rythme des arrivages, une foule bigarrée se forme peu à peu autour du macchabée. Personne n’ose encore parler. On examine le corps, mais sans oser le toucher. Le kru, le sorcier du village de Trapeang Sor, a été prévenu par un gamin et lui aussi se presse au milieu des mottes de terre retournées.

Le kru est réputé dans la région pour ses pouvoirs de guérison et de conciliation en cas de conflit social et familial. Au quotidien ce sont les scènes de ménage qui occupent sa diplomatie, agrémentée, surtout le dimanche soir, de disputes de soûlards ou plus rarement de litiges fonciers. Il arrive également que le religieux soit appelé pour des cas de meurtre, assassinats motivés par la jalousie, la rancune ou pour des motifs politiques, fréquents dans cette période de campagne préélectorale. A chaque fois, les paysans attendent la venue du kru, comme aujourd’hui, rassemblés devant le cadavre.

Certains croient connaître son passé. Il faut dire que personne ne sait rien de plus que les choses qu’ils ont entendues. Il est arrivé un jour, quelque temps après la libération et s’est installé sur une terre, puis y a bâti sa demeure, la plus jolie des alentours, et emploie des paysans pour cultiver sa terre, qu’il paye généreusement. Ses journées, il les passe à lire de gros livres écrits dans les langues étrangères. On dit qu’il fut le conseiller particulier de Lon Nol à Phnom Penh à l’époque où le général, mannequin-pis de la CIA, se jouait le remake d’un fauteuil pour deux. On dit aussi que le kru avait prévu les évènements qui se sont abattus sur le Cambodge entre 1975 et 1979 ainsi que le nombre de morts, en millions. Pour ces raisons et d’autres encore, le vieil homme est respecté. Craint aussi. Son visage froissé d’avoir trop vécu est percé de deux yeux de chat d’où fusent des éclairs de vivacité. Sa tignasse de longs cheveux blancs est remontée en chignon sur sa nuque, à la mode des Bakous du Palais, les devins du roi.

Mince et de taille moyenne, il porte l’habit des achârs de pagodes, le pantalon de satin noir surmonté d’une liquette ample d’un blanc toujours soigné. Le kru ne quitte jamais son long bâton sur lequel il s’appuie pour marcher. Sa survie durant le régime des Khmers rouges inquiète et est à l’origine de nombre de légendes qui courent dans les plaines comme l’eau sous les ponts en saison des pluies. Il aurait du être massacré comme tous les religieux au service de Lon Nol l’ont été. Mais lui a survécu par miracle, magie ou, comme il le dit lui-même, grâce à un mélange de ruse et de chance. Mais les Cambodgiens de la campagne ne croient pas à la chance et ne savent encore moins ce qu’est la ruse.

Tout en avançant prudemment cette rizière de la mort, le kru contemple la cime des palmiers et les gros nuages sombres qui se forment au-dessus d’eux. Dans quelques minutes, le bleu du ciel se transformera en gris sombre et les nuages se feront menaçants avant que ne s’abatte le déluge de la mousson. Nul besoin de savoir lire l’avenir pour deviner cela. A cette période de l’année, il pleut toujours quasiment à la même heure.

Les hommes s’écartent et le kru se faufile dans l’allée ainsi formée. Les enfants jouent maintenant non loin tandis que les femmes, un peu à l’écart, discutent du drame. Les morts dans les rizières, ils en ont tous vu du temps de Pol Pot puis durant la guerre. Mais maintenant que la paix est revenu… Et puis, un bonze ! Qui peut vouloir assassiner un religieux ? Pourquoi aussi loin dans la rizière ? L’unique pagode est à plusieurs kilomètres de là.

Le kru s’agenouille dans l’eau auprès du cadavre en prenant soin de remonter son pantalon sur ses cuisses fripées. Il se penche sur la face de lune du religieux et examine le trou circulaire noirci, retourne le corps, cherche un moment dans les morceaux de cervelle et trouve ce qu’il cherchait. La balle est à peine déformée. Il la nettoie lentement dans l’eau et la glisse dans sa musette de tissu ocre qu’il porte en bandoulière. Ses mains se promènent un instant sur la toge du défunt, fouillent les plis, en ressortent une poignée de riels, un paquet d’Alain Delon ainsi qu’une carte de visite froissée, indices qui vont rejoindre la balle dans la musette. L’inspection terminée, il s’adresse aux villageois.

– Qui a trouvé le corps ? demande-t-il.

– C’est le fils de Ta Som. Il cherchait des crabes.

– Quelle heure était-il?

L’homme se tourne vers la bande de gamins qui jouent à arracher les pattes d’un crabe et repose la question du kru.

Sagement, l’enfant qui martyrisait le crustacé se lève et rejoint le groupe des hommes. Avec la fierté d’un gosse qui a découvert un trésor, il raconte comment il est tombé sur le corps du bonze.

– Il y a longtemps, recommence le kru ?

– Plus d’une heure, répond le gamin sans lâcher sa proie aussi morte que le religieux.

– Kru, qu’est ce que nous allons faire ? questionne un homme du groupe.

– Rien. Vous avez du riz à planter et des familles à nourrir. Cette histoire ne nous regarde pas. Je vais en informer le chef de la commune de la pagode qui prendra les dispositions nécessaires. Laissez quelqu’un pour surveiller le cadavre en attendant l’arrivée de la police et les autres, retournez à vos affaires.

Ces paroles prononcées, le vieil homme s’en va comme il est venu, appuyé sur son bâton, la musette sur sa hanche un peu plus lourde qu’à son arrivée et l’esprit encore plus encombré de questions.

Il savait que ce jour arriverait. Le jour où les bonzes tomberaient.

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