Mercredi 3 septembre 1997 – Crash du vol VN815 - 65 morts
La Taïwanaise aux Mickey (5)
Je lui emboite le pas et mon objectif est parfois à quelques dizaines de centimètres d’elle lorsqu’elle s’arrête pour scruter les alentours. Elle semble ne pas me voir. Si l’anxiété avait un visage ce jour-là, c’est celui de cette Asiatique.
Je sais qu’il n’y pas de survivants.
Elle l’ignore, et se rattache certainement à un espoir, si minuscule soit-il.
Le mien, c’est qu’elle retrouve la personne qu’elle cherche. Mais ce que j’espère encore plus, c’est que celui ou celle qu’elle va trouver soit encore « en bon état ».
Soudain elle s’effondre, d’un doigt elle pointe en direction d’un corps, bras tendu. L’autre main vient couvrir sa bouche grand’ouverte. L’espoir vient subitement de l’abandonner et la réalité lui a fauché les jambes.
Puis, elle se relève lentement, avance et s’effondre à nouveau, en pleur, sur le corps d’un jeune homme qui semble dormir, allongé sur le dos, la nuque baignant dans les fraîches pousses de riz verts clair. Je m’approche ; mitraille la scène. La jeune fille pleure. Elle hurle ; frappe des poings le torse du jeune homme. Puis elle se calme, lui rajuste son T-shirt, lui rattache la ceinture de son pantalon et finit par le prendre dans ses bras. Elle me regarde enfin. Me supplie de l’aider. L’aider à quoi ? Je ne pose même pas la question. Je continue à la photographier. Je tourne autour d’elle comme un rapace autour d’une proie. Je cherche l’angle. Je change d’objectif. J’ai ce sentiment que la chance est avec moi. D’ailleurs, n’est-elle pas déjà agenouillée du « bon » côté ? Elle me fait face, le corps de son ami (j’apprendrai plus tard qu’il s’agit de son frère) est couché devant elle. En arrière-plan : la carcasse éventrée de l’avion. Tout autour d’eux, des débris. Sur la droite, la partie toujours en feu d’où s’échappe une fumée noire. Et plus loin l’aileron de queue avec le logo de la compagnie.
La jeune fille reste longuement assise sur ses talons devant le corps sans vie de son frère. Elle regarde autour d’elle, commence à prendre la mesure de la situation. Un policier en bel uniforme kaki vient à passer dans le champs de mon objectif. Il vient de relever les bas de son pantalon à hauteur de ses genoux et tient maintenant ses sandales dans une main. La jeune fille l’interpelle, les yeux plein de larmes. Elle le supplie, les deux mains jointes. Le policier s’arrête. Il la regarde un moment puis écarte ses bras dans un geste d’impuissance, coudes vers le haut, mains ballantes. Ce mouvement lui donne l'air d'un albatros, lourd et pataud, avant de prendre son envol.
Toujours ses chaussures à la main !
J’appuies pile au bon moment. J’ai mon histoire.
La pluie ayant cessé, aucun problème technique. La lumière du soir est belle. Cette journée est résumée en une image. Mon travail est terminé.
La pellicule développée, l’image imprimée sera conforme à celle que j’avais en tête au moment de la prise de vue. Elle fera une double page dans Paris Match la semaine d’après. Et sera également publiée ailleurs. Un peu partout dans le monde. A la fin de l’année, cette image représentera mon agence à New York au concours des photographes de guerre, le World Press, dans la catégorie Spot news.
Je n'ai fait que mon métier. Rien de plus. Rien de moins.
Si les gens n’aimaient pas ce genre d’histoires, il n’y aurait peut être plus de journalistes comme moi, à courir après la tristesse des autres.
Rith était allé à la rencontre de la jeune fille. Connaître son nom, celle de son frère et son histoire personnelle. Tout ce que la photo ne racontait pas.
La jolie taïwanaise s’est présentée quelques jours plus tard à l’agence. Elle ne portait plus son T-shirt imprimé de Mickeys. Son visage n’était plus triste. Le masque de l’angoisse avait disparu. Ce sont les photos qu’elle venait voir, désireuse d’en faire l’acquisition.
Pourquoi voulait-elle ces macabre souvenirs ? Je n’ai pas posé la question, me contentant de lui présenter la dizaine d’albums, ce qui représentait un peu moins de 400 clichés. « Prenez ce que vous voulez », lui ai-je seulement dit en anglais.
Les albums de papier imprimés au logo d’Agfa avec la mention « up to date » en anglais, petits formats, sont restés un instant sur la table de bois avant qu’elle ne se décide à les ouvrir. Méticuleusement, comme s’il s’agissait de biens précieux, elle les pris en main un à un et regarda attentivement toutes les images ; pas seulement celles qui la concernaient. Elle sortit des poches plastiques les photos qui l’intéressaient et les mit en tas, à côté des albums.
Je me suis senti gêné lorsqu’elle arriva à la série sur les deux pieds et l’avant-bras. Alors j’ai observé ses expressions et j’ai recherché ce visage que j’avais volé dans la rizière, au pied des restes d’un avion dans lequel gisait son frère ; et je ne l’ai plus trouvé.
Elle repassa en revu son petit paquet d’images macabres ; ouvrit à nouveaux deux ou trois albums, comme pour vérifier qu’elle n’avait rien oublié, et se tourna vers moi en souriant.
« How much ? »
Je me suis contenté de faire « non » de la tête.
L’écran de mon appareil photo n’était plus devant mes yeux pour me couper de la réalité. J’avais, face à moi, le regard d’une jeune fille tout à fait sereine alors même qu’elle venait de vivre un drame sans nom.
Je ne lui ai pas demandé d’argent. C’était la moindre des choses, j’ai pensé.
Pourquoi m’a-elle remercié si gentiment, avec autant de sourires et de hochements de tête ?
Pour avoir eu le culot de la photographier dans un tel moment ?
Ou pour n’avoir rien demandé en échange des photos ?
Pour les deux à la fois, peut-être… Ou certainement parce qu'ils sont comme cela, les Asiatiques, à toujours se cacher derrière un sourire qui n'en est pas un !
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