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fredericamat

Cambodge, un drame sans fin – Chapitre I

Dernière mise à jour : 26 oct. 2020

Mercredi 3 septembre 1997 – Crash du vol VN815 - 65 morts


La Taïwanaise aux Mickey (4)



« Photographier un buffle dans une rizière, tout le monde peut le faire », m’avait dit Philippe, mon mentor, journaliste à l’agence Reuters de Marseille, un peu avant mon départ pour l’Asie.

« Faire en sorte que ce buffle mérite de faire la couverture du magazine Géo, c’est autre chose et c’est ton boulot ».

Alors jeune journaliste, j’avais passé deux ans à le suivre comme son ombre dans les rues de Marseille. Il m’avait tout appris. La technique, si difficile, le cadrage, toujours calculé, précis, « endoscopique », mais surtout, à avoir de l’audace et du flair. A anticiper. A être toujours prêt.

« La photo, c’est comme la moto. Si tu n’anticipes pas, tu te crashes un jour ou l’autre ».

Les rizières. J’y étais en plein dedans désormais.

Sauf que ce n’étaient pas des buffles qui s’y trouvaient aujourd’hui. Et je ne pensais pas que la tête de cette vache fasse, un jour, la couverture de Géo…

Je demande à quelques confrères s’ils ont vu les corps des hôtesses de l’air ? Aucun ne s’étonne de la question. Ils cherchent, à l’occasion, la même chose. Histoire de détendre l’ambiance, je leur parle de la tête de la vache, non loin des buissons, là-bas. Un dommage collatéral. Pauvre vache ! D’habitude ce sont les trains qu’elles regardent passer. Mais pas les avions qui tombent. Et encore moins sur leur museau.


La queue de l’avion est encore debout, accrochée à un bout de fuselage, légèrement inclinée. Elle est presque intacte et le logo de Viêtnam Airline, encore reconnaissable malgré des traces d’incendie ; certainement dû à l’explosion des réacteurs qui se trouvaient sous la queue. Il est extrêmement rare que des journalistes puissent avoir accès à des lieux de crash d’avion. Principalement car de tels accidents, se produisent souvent en zones difficiles d’accès, où alors immédiatement fermés aux curieux.

Ce genre d’évènements restent aussi relativement rares. Pour ces raisons, ces images seront donc immanquablement diffusées dans le monde entier. Dans la catégorie faits divers. Rien de plus. Au Viêtnam, censure oblige, ils risquent même de ne pas en parler.

Je repense à la métaphore du buffle. N’importe qui peut photographier cette scène du crash et vendre son image. Mais sur dix photographes présents sur place combien parviendront à tirer une image exceptionnelle ? Celle qui sera proposée pour le World Press.

La photo ne reproduit pas seulement la réalité. Elle la met en scène. En choisissant méticuleusement ce que l’on veut montrer et les éléments qui seront inclus dans le cadre. L’astuce est de s’imaginer, à l’instant de la prise de vue, la photo déjà publiée dans un journal, un magazine.

La photo est un langage. « Ecrire avec la lumière » c’est donner autant d’informations qu’un article le ferait. Les rizières représentent l’Asie. Les palmiers à sucre, c’est le Cambodge. La queue de l’avion : le logo de la compagnie. Les flaques d’eau : la saison des pluies. L’hôtesse en ao-dai rose : le petit plus d’un contraste totalement décalé !



Mais cela ne suffit pas. Il faut l’histoire tragique, cocasse ; il faut l’émotion qui décidera tel directeur de rédaction de choisir cette image plutôt que celle d’un confrère. Car celle-ci va toucher le lecteur droit au coeur.

Je prends quelques clichés au hasard, inutiles, comme ces deux pieds et ce bras qui sortent de l’amas de ferraille.

Tout le monde ne peut pas être boucher, chirurgien, croquemort, taxidermiste ou reporter de guerre. Et ce n’est pas une question de talent ou de passion. Tous ces métiers ont en commun la viande froide et le sang ; certains nécessitent entre autre une maîtrise de soi dans des situations d’urgence. Le reporter doit, en plus, disposer d’une bonne dose d’égoïsme mêlée à un gros manque d’empathie pour son prochain.

Toutefois, le journalisme photo est un secteur privilégié. Si le photographe est physiquement présent sur place, il n’est pas tout à fait en prise directe avec le réel. Contrairement au simple rédacteur dont la seule protection est un carnet de notes et un stylo, le photographe dispose d’un extraordinaire bouclier. Son viseur et le cadre de son écran sont autant de barrières qui s’interposent entre lui et la réalité, quelle qu’elle soit. Cet écran n’est pas que psychologique. Il est une véritable protection physique. Il se crée alors une bulle dans laquelle le journaliste se claquemure. Un univers fait de petits chiffres qui clignotent dans le viseur : profondeur de champs, lumière, vitesse d’obturation, paramètres du flash, premier ou second rideau, etc. Autant d’éléments qui l’enferment encore davantage dans son monde et le tiennent à bonne distance du concret. Un peu comme s’il évoluait dans un monde virtuel.

Après avoir longuement parcouru les lieux, je sais que mon véritable travail ne commencera que lorsque les familles seront sur place. Et il faudra alors capter l’instant fugace où les vivants, ceux qui attendaient l’avion dans la joie des retrouvailles, se retrouveront face au néant, seuls dans cette rizière cimetière.

C’est cette image qui transformera ce fait divers en un drame humain personnalisé.

Sans toutefois oublier mon hôtesse, je guette l’arrivée de ces personnes. Je sais par mon Stringer qu’elles vont venir. Pour l’instant, hormis les nombreux pilleurs qui se sont désormais organisés, ne se trouvent encore sur place que la poignée de photographes, les policiers et militaires. Plus quelques officiels de l’aéroport. Les paysans sont venus avec leurs charrettes à boeufs, d’autres tirent des petites carrioles à bras. Les enfants, eux, collectent la ferraille dans de grands sacs qui servent habituellement à mettre du riz. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme… Il n’y a qu’à se baisser. Et ramasser ces dons tombés du ciel… Littéralement !

Au fur et à mesure que je croise des cadavres je remarque que tous ont été plus ou moins déshabillés. J’en parle au policier de l’ambassade. Il m’explique que c’est le fait des pillards. Ces derniers se sont aperçus que les passagers portaient parfois des poches, sous les vêtements, contenant des billets de banque. Alors, systématiquement tous les chemisiers et T-shirts ont été relevés et les pantalons baissés ou du moins dégrafés. Plus un cadavre ne porte une bague, un collier, une montre. J’imagine les scènes. Peut-être que ces personnes ne sont pas toutes mortes sur le coup. Agonisantes, elles se faisaient dépouiller. Juste avant que nous arrivions. Je regrette de ne pas avoir été là plus tôt…


Ca y est ! Les familles, les proches ; ils commencent à arriver. A pieds, comme nous et par le même chemin. En file indienne, ils avancent sur la digue centrale qui mène à l’épave. Je me presse à leur rencontre. Je m’équipe d’un objectif grand angle. Déjà ils se dispersent à la recherche des corps de leur ami, leur fiancé, leur enfant, leur parent… Dans le flot, je choisis immédiatement la personne que je ne lâcherai plus dans sa quête macabre.

C’est une jeune et jolie femme.

Elle porte un ample T-shirt sur lequel sont imprimées deux têtes de Mickey Mouse. Ce sont ces deux Mickey qui m’ont décidé à lui emboîter le pas. Walt Disney au milieu d’un champs de cadavres !

That’s all folks !

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