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fredericamat

Cambodge, un drame sans fin

Voici les premières pages d’un livre en préparation. Il relate mes années de journaliste dans un royaume ruiné par des décennies de guerres. Le titre, “Cambodge, un drame drame sans fin”, est celui d’un article publié dans Courrier International paru en juillet 1997 et dont la couverture était illustrée d’une de mes photos montrant un soldat terrifié, prise au camp militaire de Teng Kasaing, quelques minutes avant l’attaque par les troupes du second Premier ministre…

Préface :

Je n’existe pas.  Je n’ai jamais vraiment existé. Parfois un prénom et un nom couchés en fin d’articles de presse, ou en minuscule, de bas en haut sur le côté d’une photo. Et encore. La plupart du temps la signature est oubliée.  Pourtant. 

Je me souviens de tous ces visages. Enlaidis par la peur, tordus par la douleur, figés dans la froideur de la mort. Des sourires, des expressions de joie, aussi.

De l’angoisse de ce soldat, gouttes de sueur sur le visage, krama de coton rouge autour du cou, quelques instants avant l’assaut du camp Ten Kasaing encerclé par les forces ennemies.  Je me souviens du regard perdu dans le vide de cette très jeune ouvrière du textile dans cette manifestation, quelques minutes seulement après l’explosion. Ses vêtements soufflés. Ses deux jambes déchiquetées par les éclats d’une grenade offensive.  De la résignation de ce lépreux, doigts rongés par la maladie, mains jointes en prière ; abandonné par les siens sous un arbre, à des kilomètres de son village.  Je me souviens du sourire crispé de cette enfant de 5 ou 6 ans sur l’immense décharge de Phnom Penh ; pieds nus dans les monceaux d’ordures, une aiguille de seringue solidement plantée dans son talon.   Du visage de cette jeune Taïwanaise pleurant le cadavre de son frère gisant dans la rizière à quelques mètres de la carlingue déchiquetée du vol VN815 jamais arrivé à destination de Phnom Penh.  Des supplications de cet homme fuyant les combats de juillet 1997, croisé sur le boulevard désert de la Confédération de Russie. Dans la charrette de bois accrochée à l’arrière de son vélo, dont la chaine sautait à chaque coup de pédale, sa femme et sa fille, grièvement blessées, inconscientes ou déjà mortes. Nous n’avons pas demandé. L’image seule nous importait. 

En cette époque, tous vivaient un drame personnel ou collectif. Ils étaient, à un moment donné, des acteurs inconnus sacrifiés sous le rouleau compresseur de l’Histoire. J’étais alors un Minuscule témoin. Un témoin égoïste qui croisait leur chemin, comme le vent caresse un visage.  Egoïste et privilégié.  Ils agonisaient, mourraient ou allaient mourir. Et je les photographiais.  Ils vivaient sur des champs de mines, dans des bidons-villes aux abords d’immenses usines de textile ou ailleurs, en bordure des chemins de terre rouge, longeant des rizières brûlées par le soleil. Et je les interviewais. 

J’étais un simple passant. Un journaliste. Un témoin fugace de leur existence anonyme.  Un témoin, sans importance.

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